Le CPE contre la cohésion sociale
La majorité politique soutenant le gouvernement De Villepin vient de voter, à l’Assemblée Nationale, le texte de loi visant à « l’égalité des chances ». Celui-ci comprend notamment la création d’un nouveau type de contrat de travail, le « contrat première embauche » (ou CPE), lequel permet à l’employeur de licencier, pendant une durée de deux ans, un jeune de moins de 26 ans nouvellement embauché, et ce sans avoir à justifier sa décision sur le plan légal. Le CPE s’inscrit dans la même stratégie d’affaiblissement du droit du travail que celle qui a conduit à la mise en place en septembre 2005 du « contrat nouvelle embauche » (CNE). On peut craindre que ces deux nouveaux contrats précaires ne préfigurent l’émergence d’un contrat unique, beaucoup moins protecteur pour les salariés, et qui se substituerait à terme à la norme que constitue encore aujourd’hui le CDI. Le gouvernement légitime cette modification profonde du droit du travail par la lutte contre le chômage. Si l’on ne peut être que d’accord avec l’objectif, il faut reconnaître que la méthode souffre, pour le moins, d’une erreur d’appréciation qui est, en fait, le signe d’un double renoncement.
D’abord, un renoncement à une lutte politique efficace contre le chômage. Contre une doxa néolibérale dominante, il faut rappeler que les ressorts de la création d’emploi ne se situent pas directement sur le marché du travail mais au niveau macroéconomique, sur le marché des biens et services. C’est donc en dynamisant les perspectives de croissance durable que l’on peut augmenter les besoins de travail des entreprises et donc les offres d’emploi. Une véritable politique de lutte contre le chômage étudierait donc le moyen d’améliorer les perspectives des entreprises par une politique de relance face à une demande (d’investissement et de consommation) trop faible. Agir « directement » sur le marché du travail pour le rendre plus « flexible » ne sert pas à grand-chose – on le sait depuis 20 ans.
Ensuite, un renoncement au processus de consolidation du rapport salarial comme matrice de la cohésion et du progrès social. Nos sociétés capitalistes restent aujourd’hui encore structurées par le conflit capital/travail. Pour des raisons systémiques, le capital tient le travail en dépendance, car il est plus mobile et moins directement dépendant de la production. Cette inégalité de fait rend la société capitaliste invivable et explosive, sauf à aménager le rapport salarial à l’aide de dispositifs réglementaires et institutionnels sécurisant le travailleur sur le plan de l’emploi et de la protection sociale. D’autres formes négociées d’aménagement du rapport salarial sont sans doute envisageables pour répondre aux transformations actuelles des modes de production et d’échange, mais à une condition : qu’elles fassent au moins autant et aussi bien en termes de sécurité et de bien-être pour le monde du travail que ce que les acquis socio-politiques des « Trente Glorieuses » étaient parvenus à obtenir pour le plus grand nombre. La lutte contre le chômage à n’importe quel prix ne doit pas devenir l’alibi justifiant le détricotage progressif des acquis sociaux. Ce double renoncement a les conséquences suivantes : le CPE – comme le CNE – se substituera inévitablement au CDI (pourquoi l’entreprise prendrait-elle un risque inutile ?) sans augmenter le niveau des offres d’emplois, exposant ainsi le salarié au même risque productif que l’entrepreneur ou le détenteur de capital…mais sans sa contrepartie qui est la captation du profit.
On aura ainsi dégradé un peu plus une cohésion sociale déjà fragilisée par vingt ans de coups de boutoirs « néolibéraux » sans améliorer l’efficacité allocative du système. Au contraire, cette précarisation des salariés, bridera encore davantage les perspectives de croissance. Contre ce double renoncement nous militons non seulement pour le retrait pur et simple du CPE, mais aussi et surtout pour la mise en place d’une véritable politique économique keynésienne et sociale-démocrate seule à même de concilier croissance durable et progrès social.
Premiers signataires :, Nicolas Postel (économiste, Lille1), Richard Sobel (économiste, Lille 1) , Franck Van De Velde (économiste, Lille1), Sandrine Rousseau (économiste, Lille1),Laurent Cordonnier (économiste, Lille1), Nathalie Chusseau (économiste, Lille 1), Jean Gadrey (économiste, Lille 1), Florence Jany-Catrice (économiste, Lille1)…